Extrait du Chapitre XIII : The Great Lone Land: A Narrative of Travel and Adventure in the North-West of America (1873)
(Le grand pays isolé : Le récit de voyages et d’aventures dans le Nord-Ouest de l’Amérique)
Par William Francis Butler
Né en Irlande, Sir William Butler a été l’un des grands militaires-aventuriers du dix-neuvième siècle. En 1870, il s’est joint au Colonel Garnet Wolseley qui dirigeait l’expédition de la rivière Rouge contre les forces séditieuses dans le Nord-Ouest canadien. Wolseley avait affecté Butler au post d’officier du renseignement en avant de l’armée britannique. Après avoir accompli cette mission, Butler accepta du gouvernement du Canada un second mandat aux termes duquel il devait étudier les conditions dans l’Ouest. Ces voyages ont fourni à Butler la matière de son livre The Great Lone Land dont la première publication a parue en 1872. En plus de ses expériences au Canada, Sir William Butler a servi au Soudan et en Égypte et il a commandé les troupes britanniques en Afrique du Sud immédiatement avant la guerre des Boers. Il est décédé en Irlande en 1910. Butler a publié de nombreux ouvrages, aussi bien des œuvres de fiction que des comptes rendus de voyages. Il a également écrit plusieurs récits autobiographiques, dont la plupart ont été publiés par sa famille après sa mort.
Pendant la soirée du 19 septembre, je m’étais étendu dans les longues herbes de la prairie près du rivage sud du lac Manitoba, dans les marais duquel je chassais depuis quelques jours. C’était probablement ma dernière nuit à la Rivière-Rouge, car mon séjour à cet endroit tirait à sa fin. J’étais très préoccupé ce soir-là, car, quelques heures plus tôt, un métis français nommé La Ronde avait fait circuler, sur les rives isolées du lac Manitoba, une nouvelle comme on ne peut en recevoir plus d’une fois dans la vie :
« L’armée française toute entière ainsi que l'Empereur avaient capitulé à Sedan, et la République avait été proclamée à Paris. »
Tout en rêvant et en méditant sur ces faits extraordinaires, je m’étais allongé sous les étoiles silencieuses, tandis qu’autour de moi mes compagnons de route dormaient. Mes perspectives d’avenir me paraissaient plutôt sombres. J’étais sur le point de renouer de vieilles liaisons et de m’enliser dans la routine, et voilà qu’une nation dont chaque battement de cœur avait suscité une réaction dans le mien venait d’être vaincue et écrasée sous la botte allemande dont les hordes déjà entouraient probablement les murs de Paris. Au moment où la France éprouve son plus pénible revers, pourquoi ne lui offrirai-je pas l’épée et les services d’au moins un ami sincère — offrande plutôt insignifiante sans doute, mais qui correspond au moins à mon désir ardent de mettre ma vie au service d’une cause et aux espoirs déçus que j'avais mis dans une profession où la richesse est le seul critère de succès. Pendant que je reposais ainsi dans le silence de la prairie illuminée d'étoiles, mon esprit, agité par le tourbillon de mes pensées, s'arrêta à l'idée suivante : j’irais à Paris. Par l’entremise d’une personne que j’avais très bien connue jadis, je trouverais le moyen de mettre mon plan à exécution. Je me senti tout excité; impossible désormais de dormir. En un instant j’étais debout et je me suis mis à marcher dans le calme de la nuit. Si seulement il m’était donné un signe, une illumination dans cette heure incertaine de ma vie! J’ai porté mon regard vers le nord au moment où cette pensée s’introduit dans mon esprit. L’aurore boréale scintillait à l’horizon; Arcturus brillait comme un diamant au-dessus de la couronne sombre de la prairie. Comme je regardais, un brillant disque lumineux apparu sous l'étoile et se dirigea lentement vers l'ouest, laissant dans son sillage une longue traînée de lumière teintée de rose qui disparu peu à peu à la limite extrême ouest du firmament. Mon vœu avait-il été exaucé? et devais-je faire route vers l’ouest et non pas vers l’est? ou n’était-ce que ce que les gens appellent le hasard, et les rêveurs le destin?
Quelques jours plus tard, me voilà au poste frontière de Pembina où le nouveau gouverneur, M. Archibald, m’avait envoyé à cause des faits et gestes embarrassants des chefs évadés du gouvernement provisoire. Le dernier jour de septembre j’atteignais de nouveau le fameux Point of Frogs à bord du bateau à vapeur « International ». J’avais quitté la Rivière-Rouge pour de bon. Lorsque le bateau arriva au quai, un membre bien connu de la magistrature canadienne monta à bord.
« Quelle est votre destination? » m’a-t-il demandé.
« Le Canada. »
« Pourquoi? »
« Parce qu'il n’y a rien d’autre à faire. »
« Ah, vous devez revenir. »
« Et pourquoi? »
« Parce qu’un grand nombre de dépêches doivent être envoyées à Ottawa, et la poste n’est pas sans risques. Retournez maintenant et vous vous retrouverez ici dans une dizaine de jours. »
Retourner sur le bateau à vapeur et revenir à la première occasion ― devrais-je?
De nombreuses personnes sont fières de leur inébranlable détermination et de bien d’autres ténacités et fermetés similaires, mais ça n’est pas mon cas. Je ne connais rien d’aussi figé que la taupe, d’aussi obstiné que le mulet et d'aussi inébranlable qu'un mur de pierre et il ne me plaît pas tellement de faire de leurs caractéristiques générales la règle de ma vie. J’ai donc décidé de retourner au fort Garry, tout comme j’aurais décidé de partir pour le pôle Nord si l’occasion m’en avait été donnée.
Au début de la deuxième semaine d’octobre, je me suis retrouvé près de la vénérable enceinte du fort Garry.
« Je suis très heureux de vous revoir », de me dire M. le gouverneur Archibald, lorsque je l’ai abordé le soir de mon arrivée, « car j’aimerais vous demander si vous seriez prêt à entreprendre un voyage beaucoup plus long que tous ceux que vous avez déjà faits. Accepteriez-vous une mission dans la vallée de la Saskatchewan et à travers les contrées indiennes de l’Ouest? Pensez-y pendant quelques jours et venez me rendre votre décision. »
« Nul besoin pour moi d’examiner la question, lui ai-je répondu, car ma décision est déjà prise et je suis prêt à partir dans une demi-heure si vous le voulez. »
Nous étions au 10 octobre, et l’hiver répandait déjà son souffle sur l’herbe jaunie des prairies.
Tournons maintenant notre regard vers ce majestueux Nord-Ouest où je suis sur le point de diriger mes pas errants. Un bon 900 milles à vol d’oiseau et 1 200 milles à dos de cheval à l’ouest de la Rivière-Rouge s’élève, de la plaine sillonnée de ruisseaux, le contour accidenté d’une immense chaîne de montagnes dont les pics demeurent éternellement enneigés. Les premiers à entrevoir ces majestueux gardiens des prairies centrales les ont nommés les Montagnes des Rochers; un nom tout à fait approprié pour une aussi vaste accumulation de magnifiques accidents de terrain. À partir des glaciers et des vallées de glace de cette grande chaîne de montagnes d’innombrables ruisseaux cascadent jusque dans la plaine. Pendant un certain temps, ils serpentent, sans se soucier de leur direction, à travers les bosquets, les clairières et les déclivités qui se déploient pleines de verdure; ils adoptent ensuite une orientation plus fixe tout en rassemblant les eaux d’une multitude de ruisselets serpentants, pour enfin commencer leur long trajet vers l’est. Finalement, les nombreux ruisseaux isolés confluent de manière à former deux grands systèmes fluviaux; ces deux rivières suivent leurs cours parallèles pour des centaines de milles, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant l’une de l’autre. Tout à coup, la rivière du sud bifurque vers le nord et, à un point situé à environ 600 milles des montagnes, déverse ses eaux dans le chenal du nord. Passé le confluent, les eaux continuent à serpenter majestueusement vers le nord-est, bifurquent une autre fois vers le sud, se jètent dans un grand marais couvert de roseaux, traversent un grand lac bordé de cèdres pour se précipiter finalement du haut d’une barre rocheuse dans le grand lac Winnipeg, à l’extrémité nord de ce dernier, un bon 1 300 milles des glaciers où elles ont pris naissance. Cette rivière qui, dans son parcours, traverse collines et vallées, prés et forêts, plaines dépourvues d’arbres et coteaux fertiles, est appelée par les tribus sauvages qui habitent le long de ses rives magnifiques la Kissaskatchewan, ou la rivière qui s’écoule rapidement. Mais la Kissaskatchewan n’est pas la seule rivière qui assèche la grande région centrale sise entre la Rivière-Rouge et les montagnes Rocheuses. La rivière Assiniboine ou Stony draine les terrains vallonnés qui s’étendent jusqu’à 500 milles à l’ouest de la Rivière-Rouge, et une foule d’autres petits cours d’eau et de ruisseaux rapides et bouillonnants entraînent dans ses canaux tortueux les eaux de ce vaste espace situé entre la frontière américaine et les grands pins de la Saskatchewan inférieure.
Nous avons examiné les rivières; passons maintenant à la campagne à travers laquelle elles coulent. Comment devons-nous nous la représenter? Comment raconter l’histoire de ces vastes et infinis espaces de verdure désolés?
Les vieilles cartes des navigateurs du seizième siècle qu’on a fait encadrer à la suite des découvertes de Cabot, de Cartier, de Verrazano et de Hudson, ont étrangement bouleversé la géographie du Nouveau Monde. Le littoral, avec les estuaires des grandes rivières, était passablement précis; mais on avait donné au centre de l’Amérique la forme d’une vaste mer intérieure dont les rivages s’étendaient jusqu’au pôle Nord; une mer qu’il fallait traverser pour atteindre les passages tant recherchés qui conduiraient aux trésors des anciens royaumes de Cathay. Eh bien! Les géographes de l’époque se sont trompés seulement dans leur description de la mer au centre du continent, car il y a vraiment une mer, et une mer que l'homme, même de nos jours, cherche à traverser pour découvrir les trésors de Cathay. Mais la mer en question en est une d’herbe, et ses rivages se trouvent à la crête des chaînes de montagnes et à la bordure des sombres pinèdes des régions subarctiques. L’océan immense n’offre pas une variété plus illimitée que l’océan des prairies dont nous parlons. En hiver, la neige la plus pure présente une surface éblouissante; au début de l’été, une vaste étendue d’herbe et de roses pâles; à l’automne, le déclenchement trop fréquent de violents feux de prairie. Aucun océan aqueux ne peut produire des couchers de soleil aussi splendides; aucune solitude ne peut égaler celle qui envahit la prairie pendant la nuit : le calme s’empare de vous et vous entendez le silence, le hurlement du loup rôdeur vous fait entendre la voix de la solitude et les étoiles contemplent, à travers un silence infini, un silence presque aussi profond. Cet océan n’a aucun passé — le temps ne l’a pas touché; l'homme est venu et est reparti, ne laissant aucune trace, ni vestige, de sa présence. Un auteur français, en parlant des prairies, a déclaré que le sens de cette négation totale de la vie, de cette absence complète de toute histoire, lui avait fait éprouver un sentiment de solitude d’une intensité accablante et parfois terrible. Peut-être, mais, quant à moi, l’aspect des prairies n’a rien de terrible ni d’accablant dans sa solitude. On peut y voir le monde recevant sa forme des mains du Créateur. Et le spectacle n’est pas moins merveilleux parce que, par leurs propres moyens, la nature a labouré la terre et le soleil a produit les fleurs.
Nous étions rendus à la dernière semaine d’octobre : les oies et les cygnes sauvages avaient déjà entrepris leur longue migration vers le sud et leurs cris plaintifs ne perçaient plus la noirceur; la glace recouvrait les étangs limpides et commençait à se former sur les ruisseaux rapides; pendant la nuit, l’horizon s’embrasait de la lumière rougeâtre des feux de prairie en mouvement. C’était la fin de l’été des Indiens et l’hiver, qui avait déjà quitté sa demeure septentrionale, s’approchait rapidement.
J’ai quitté le fort Garry le 24 octobre, à 22 heures, et, m’avançant dans la prairie plane, j’entrepris mon long trajet vers l’Ouest. La nuit était froide et sans lune, mais les rayons frémissants et multicolores d’une brillante aurore boréale clignotaient dans le ciel étoilé. Je laissais derrière moi mes amis et les nouvelles de mes amis, la civilisation, les nouvelles d’une guerre tragique, le coin du feu et les maisons; devant moi se dessinaient des tribus sauvages inconnues, de longues journées à cheval, de longues nuits glaciales au bivouac, le silence, la séparation et l’espace!
Pendant une partie du trajet, j’ai eu comme compagnon un agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui retournait à son fort de la Saskatchewan d’où il était récemment venu. Mon adjoint était un métis français de la colonie de la Rivière-Rouge — un homme grand et dynamique du nom de Pierre Diome. Comme moyens de transport j’avais cinq chevaux et une charrette de la Rivière-Rouge. J’avais réservé à mon usage personnel un petit cheval canadien noir, ou poney, et une selle anglaise. Mon compagnon, l’agent de la Baie d’Hudson, conduisait lui-même sa légère charrette à ressort et il avait son propre cheval. J’étais bien pourvu de couvertures, de peaux de chevreuil et de mocassins; tous les articles d’habillement métis avaient été mis à ma disposition et je me suis trouvé en possession d’un riche assortiment de jambières, de « mitaines » et de « capots » en peau de bison qui m’aideraient à faire face aux vents cinglants de la prairie et à survivre aux nuits glaciales en bivouac. Nous avons examiné mon habillement personnel, voyons maintenant ma trousse officielle. Mentionnons d’abord que j’étais titulaire et propriétaire de deux commissions. La première m’autorisait à conférer à deux gentlemans de la Saskatchewan le rang et le titre officiel de juge de paix; la deuxième me conférait ce même rang et ce même titre. En ce qui a trait à la compétence que confère le titre de juge de paix pour la Terre de Rupert et le Nord-Ouest, je crois que le seul cas comparable dans le monde est celui que recouvre le titre de « Czar de toutes les Russies » et « Khan de la Mongolie », mais tandis que les limites septentrionales de toutes les Russies ont été fixées avec précision, celles qu’implique le terme Nord-Ouest sont plutôt vagues et englobent tout le territoire compris entre le 49e degré de latitude nord et le pôle Nord. Mais le cartulaire que j’avais apporté avec moi dans la prairie ne comportait pas uniquement une preuve documentaire de ma compétence illimitée sur les Pieds-Noirs, les Kainahs, les Gros Ventres, les Sircies, les Peagins, les Assiniboines, les Cris, les Muskegoes, les Saulteaux, les Chippewyans, les Loucheux et les Plats-Côtés-de-Chien, sans compter les Esquimaux. Pendant quelques mois avant la date de mon voyage, une terrible maladie avait décimé les tribus Amérindiennes de la Saskatchewan. La variole, dans la forme la plus grave, s’était propagée d’une tribu à l’autre, laissant dans son sillage des wigwams dépeuplés et des tipis de conseil vides; des milliers de personnes (et, en tout, il n’y en a pas tant de milliers) avaient péris dans les grandes plaines sablonneuses qui s’étendent de la rivière Saskatchewan à la rivière Missouri. Les autorités médicales n’ont jamais pu déterminer pourquoi cette terrible maladie s’acharnait si cruellement contre les pauvres Peaux-Rouges de l’Amérique; mais il est certain qu’elle s’acharnait sur ceux-ci avec une violence inusitée. Parmi tous les moyens fatals que les blancs avaient imaginés pour décimer leurs frères Amérindiens, le fléau de la variole était le plus implacable. L’histoire de ses progrès dévastateurs est écrite en caractères trop visibles dans les grandes étendues sauvages inhabitées où les tombeaux des Amérindiens sont les seuls vestiges de l’ancienne domination des Peaux-Rouges. Ce terrible fléau a anéanti des tribus entières — les plus braves et les meilleurs ont disparu parce que leur bravoure leur interdisait de fuir cette redoutable infection et, comme des soldats encerclés dans une cour que la mitraille abat impitoyablement, les survivants s’accrochaient désespérément les uns aux autres en attendant que la mort les terrasse. Ils ne connaissaient rien de cette affreuse maladie; les blancs et les commerçants la leur avaient apportée; mais elle avait été plus rapide que la ruée vers l'or, et l’épidémie s’était propagée dans la vallée de la Missouri avant que les marchands d’eau-de-vie n’aient traversé le Mississippi. Pendant quatre-vingts ans ces vastes régions avaient connu la présence de cette maladie mortelle et toujours ses effets avaient été les mêmes. Elle avait pris naissance dans le poste de traite; mais tandis que l’homme blanc n’en était presque pas touché, ses frères à peau rouge périssaient par centaines. La maladie avait ensuite gagné du terrain et rien ne pouvait lui résister — depuis le chef, le guerrier, le guérisseur et la femme, jusqu’au bébé. Le camp se déplaçait, mais la redoutable maladie s’y accrochait et le harcelait avec une persévérance plus implacable que toute tribu hostile ou que tout groupe de guerriers à l’affût; et, partout dans la plaine, leur trace était marquée par les cadavres non ensevelis et les os blanchis des guerriers intrépides de l’Ouest.
Au cours de l’été qui venait de s’achever, la maladie avait lancé une de ses offensives les plus mortelles. Depuis la Missouri, elle avait ravagé les tribus des Pieds-Noirs et avait parcouru ensuite toute la rivière Saskatchewan-Nord en s’attaquant sans distinction aux Cris, aux métis et aux employés de la Baie d’Hudson. Les dernières nouvelles reçues de la Saskatchewan étaient une longue liste des morts. Carlton House, l’un des forts de la Compagnie de la Baie d’Hudson, 600 milles au nord-ouest de la Rivière-Rouge, avait été frappé par la maladie au mois d’août. À la fin de septembre, elle continuait ses ravages parmi les quelques habitants. Des nouvelles venant de localités situées plus à l’ouest nous apportaient le même message de malheur. Des Cris, des métis et même quelques Européens avaient été atteints; tous les médicaments avaient été utilisés, et l’officier responsable de Carlton avait succombé à la maladie.
« Vous devez vérifier, autant que possible, à quels endroits et dans quelles tribus indiennes et dans quelles colonies de blancs la variole persiste encore, y compris l’ampleur des ravages et tous les détails disponibles sur l’aggravation et la propagation de la maladie. Vous apporterez la quantité de médicaments, quelque petite soit-elle, que le Conseil de santé jugera raisonnable et approprié pour le traitement de la variole, et vous obtiendrez des instructions écrites sur la meilleure façon de combattre la maladie. Vous remettrez une copie de la présente missive à l’officier responsable de chaque fort où vous vous arrêterez, ainsi qu’à chaque ecclésiastique ou autre personne avisée qui habite dans une colonie à l’extérieur des forts. » Ainsi était formulée cette clause de mes instructions, et il advint ainsi que parmi les nombreux rôles plutôt étranges que ma vie errante m’amènerait à jouer, celui de médecin ordinaire aux tribus indiennes des régions les plus reculées de l’Ouest est devenu le plus original. La préparation des médicaments et l’impression des instructions sur le mode de traitement de la variole avaient pris plusieurs jours et retardé considérablement mon départ. Finalement, les médicaments ont été déclarés prêts et j’ai entrepris de les examiner. J’ai été stupéfait de trouver huit grandes caisses. J’étais au désespoir; huit caisses ralentiraient ma marche et nécessiteraient d’autres chevaux; heureusement, un expédient fut trouvé. Le Conseil de santé avait ordonné à un médecin examinateur de visiter la Saskatchewan; il devait partir à une date ultérieure. Je lui confiai six des huit caisses et, comme je l’ai déjà mentionné, je me suis bientôt mis en route avec mes deux autres caisses et une quantité innombrable de directives écrites sur la variole et ses trois étapes de progression. En accélérant la marche, j’espérais me rendre au poste éloigné d’Edmonton, sur la Saskatchewan supérieure, dans un peu moins d’un mois, mais cela dépendrait de l’état des rivières les plus larges et de l'épaisseur de la neige sur mon trajet. La surface des rivières gèle habituellement pendant la première semaine de novembre; mais il est très dangereux de traverser de larges rivières partiellement gelées, et de nombreux obstacles de ce genre se dressaient entre moi et les montagnes. Si j’étais pour atteindre Edmonton avant la fin de novembre, tout délai m’était interdit. De plus, je voyageais dans une saison où la possibilité d’avancer rapidement dépendait de l’éventualité d’un changement de température au cours d’une seule nuit. Pendant la deuxième journée du trajet, nous avons passé Portage-la-Prairie, la dernière colonie en direction ouest. Quelques milles plus loin, nous traversions le ruisseau Rat qui constituait la frontière de la nouvelle province du Manitoba et, de là, s’ouvraient devant nous les grandes solitudes. La première chose qui s’offrit à notre regard était peu encourageante. Près du sentier, à l’endroit où il atteignait le sommet du ravin descendant au ruisseau Rat, se trouvait un nouveau tombeau solitaire; celui d’une personne qu’on avait laissée mourir là quelques jours plus tôt. Abandonné par ses compagnons qui se dirigeaient vers la Rivière-Rouge, il avait erré pendant trois jours, exposé à la rosée et au gel. La mort l'avait finalement délivré de ses souffrances, mais trois jours s’étaient écoulés avant que quelqu’un n’ose s’approcher de la dépouille pour l’ensevelir. Il était mort de la variole qu’il avait contractée en Saskatchewan, et personne ne voulait s’approcher de l’endroit funeste. Toutefois, un missionnaire français de passage s’arrêta pour creuser un trou dans la terre noire et meuble, et la pauvre dépouille d'argile défigurée trouva enfin sa dernière demeure solitaire. Ce soir-là, nous avons campé pour la première fois dans la grande solitude. La nuit était sombre et froide, et le vent mugissait lugubrement dans les bosquets dénudés. Lorsque la flamme de notre feu vacillait et que le vent gémissait et soupirait dans la grande herbe sèche, il était impossible de repousser un sentiment de solitude absolue. Un long trajet se dessinait devant moi, près de 3 000 milles devraient être parcourus avant que je puisse entretenir l’espoir de retrouver le voisinage d’un endroit aussi solitaire, ce dernier vestige de civilisation; le froid terrible de l’hiver que je ne connaissais que par ouï-dire, ce froid tellement intense que tout déplacement cesse, sauf à proximité des forts de la Compagnie de la Baie d’Hudson — un froid à geler le mercure et qui fait chuter l'alcool à 80o sous zéro — voilà ce qui alimenterait mes réflexions pendant de nombreuses nuits et qui serait mon compagnon inséparable pour de nombreux jours.
Entre mon petit feu de camp et les gigantesques montagnes vers lesquelles je me dirigeais, il n’y avait, dans ces longs 1 200 milles, que six maisons dont près de la moitié des habitants avaient été décimés par une terrible maladie. Étendu pour la première fois dans ma couche ce soir-là avec toute cette perspective devant moi, j'ai ressenti plusieurs des émotions à partir desquelles se dessine l'étrange mystère de la mort et, contemplant la sombre et imprécise immensité qui m'entourait, j'y ai entrevu la forme lugubre et la silhouette indistincte des disparus que la mémoire ne cache que pour les rappeler à de tels moments. Les hommes dont le lot dans la vie est décrit si judicieusement par l’expression « n’ayant que leur intelligence pour survivre » doivent s’habituer à rejeter aussitôt et à volonté toutes ces pensées et tous ces souvenirs lugubres; car, s’il n’acquièrent par cette habitude, il vaudrait mieux pour eux ne pas entrer en lice contre des individus plus avantagés qui peuvent compter sur autre chose que leur intelligence. L’Intelligence seule peut s’avérer une piètre monture à moins que son propriétaire ne soit toujours prêt à se mesurer aux puissantes montures nommées Richesse et Intérêt, et si, dans cette course dont l'enjeu est le Succès, l'Intelligence doit porter son cavalier à des endroits étranges et insolites, à travers des terrains raboteux et accidentés, tandis que les deux autres montures courent sur un terrain uni, voilà autant de raisons pour se délester de tout poids et de toute charge inutiles. Mais trêve de digressions! Passons à notre grande solitude.
Pendant les jours suivants nous n’avons cessé de voyager de l’aube au crépuscule; des journées claires et doucement ensoleillées, suivies de nuits apportant une gelée forte qui durcissait peu à peu la couche de glace recouvrant les mares et repoussait de plus en plus loin dans les cours d’eau la bordure de glace qui recouvrirait bientôt les rivières et les ruisselets. Notre parcours longeait la rive gauche de l’Assiniboine, mais à une assez grande distance de la rivière dont le cours tortueux était marqué ici et là par des bois de chênes sombres qui la bordaient. Au loin, dans le sud, s’élevaient les collines bleues de la Souris et, vers le nord, les monts Riding étaient à peine visibles à l’horizon. Le paysage n’était plus uni, mais l’on voyait s'étendre devant nous des collines onduleuses que le vent balayait avec une âpreté qui nous faisait apprécier davantage notre simple nourriture de la prairie après une dure journée de labeur. 36°, 22°, 24°, 20°; autant de températures que mon thermomètre m’indiquait chaque matin à la lueur du feu de camp lorsque nous sortions de nos couvertures avant l’aube et que le givre mordant nous faisait frissonner pendant que la bouilloire chauffait. Pendant quatre jours nous avons poursuivi notre route sans voir ni homme ni bête tandis que le froid s’accentuait peu à peu et que chaque brise était chargée d’une fraîcheur salubre et vivifiante; mais le matin du cinquième jour, pendant que nous campions à droite du sentier, nous avons entendu des chevaux qui passaient près de nous. Quelques heures plus tard, nous passions près d’une petite bande Saulteaux qui avait établi son camp un peu plus loin; et plus tard pendant la journée nous avons dépassé un commerçant métis en route pour la Missouri afin de faire du commerce avec les Sioux. C’était le célèbre métis français nommé Chaumon Rossette. Chaumon s’était livré à de sérieuses beuveries depuis qu’il avait quitté la colonie quelques dix jours plus tôt, et ses orgies incessantes se manifestaient dans ses yeux hagards et son visage gonflé Il avait comme compagnon et protecteur un jeune guerrier Sioux dont le beau visage portait aussi la marque des efforts qu’il avait déployés pour permettre à Chaumon d’en arriver jusque‑là. Rossette était l’une des brutes les plus célèbres de la Rivière-Rouge, un ivrogne de la pire espèce, que les gens enduraient à cause de quelques souvenirs d’une nature plus aimable qui semblait parfois lui appartenir. Quand nous l’avons abordé, il était avec ses chevaux et ses charrettes dans un camp qu’il avait établi sur un tertre situé entre deux beaux lacs transparents.
« Eh bien, Chaumon, tu t’en vas troquer encore une fois? »
« Oui, Capitaine. »
« Il vaudrait mieux que tu ne t’arrêtes pas aux forts, car tout alcool peut maintenant être confisqué. Plus de whisky pour les Autochtones — tout cela est interdit. »
« Moi aller bien loin à Coteau pour rencontrer Sioux. Moi boire tout mon alcool bien avant d’arriver chez Sioux; moi tout boire, ne plus en avoir pour troquer. Sioux bien me connaître, Sioux me donner beaucoup de chevaux; beaucoup de choses : moi beaucoup aimer Sioux. »
Chaumon avait, de la loi et de ses méthodes, cette horreur sacrée que partagent la plupart des personnes sauvages ou à moitié sauvages. Rien n’est plus terrifiant pour le sauvage que la perspective de la prison; plus l’oiseau est sauvage, plus la cage est opprimante pour lui. Ce que Chaumon redoutait le plus après l’emprisonnement était une proclamation du gouvernement — quelque chose d’autant plus terrible qu’il ne pouvait en lire une seule ligne ni en comprendre l’objet. Il fallait voir la figure de Chaumon quand je lui ai remis trois différentes proclamations et une copie de « Les trois phases de la variole ». J’ignore s’il a atteint le Coteau et revu ses amis les Sioux car j'ai dû continuer mon trajet; mais si cette petite bribe de littérature intitulée « Les trois phases de la variole » avait produit une impression aussi convaincante dans l’esprit des Sioux que dans celui de Chaumon, à savoir que ce qu’il faisait était vraiment répréhensible, si toutefois il pouvait découvrir ce que c'était, une terreur indicible avait dû se propager beaucoup plus loin que le Coteau et asseoir du même coup l’autorité légitime des innocents le long de la Missouri.
Le matin du dimanche 30 octobre, nous atteignions le haut d’un talus qui domine une profonde vallée que traverse la rivière Assiniboine. Sur la rive opposée, à 300 pieds au-dessus de l’eau, on apercevait quelques maisons blanches entourées d’une palissade en bois. À l’extérieur, le paysage s'étendait à perte de vue de tous les côtés. Nous avions atteint le fort Ellice, près du confluent des rivières Qu'Appelle et Assiniboine, 230 milles à l’ouest du fort Garry. Après avoir traversé l’Assiniboine à gué, avec ses amas de glace qui effleuraient rapidement les épaules et le cou de mon cheval, nous avons gravi la pente escarpée et atteint le fort. J’avais parcouru cette distance en cinq jours et deux heures.
BUTLER, William Francis. Chapter XIII dans The Great Lone Land : A Narrative Of Travel And Adventure In The North-West Of America. 4ieme éd., Londres: S. Low Marston Low & Searle, 1873: 195-209.