The Question Mark In The Circle
Wolf Willow: A History, a Story, and a Memory of the Last Plains Frontier (1962)
(Le point d’interrogation sur la sphère)
Par Wallace Stegner
Wallace Stegner est né le 18 février 1909 dans la collectivité rurale de Lake Mills, dans l’Iowa. Il a beaucoup voyagé avec sa famille avant qu’elle s’établisse à Salt Lake City en 1921. M. Stegner s’est vu décerner une maîtrise et un doctorat par l’Université de l’Iowa. Il a épousé Mary Stuart Page en 1934. M. Wallace a ensuite enseigné pendant plusieurs années à l’Université de Wisconsin et à Harvard, et finalement à l’Université Stanford, où il a mis sur pied le programme de création littéraire. Wallace Stegner (1909 à 1993) a écrit 30 livres, aussi bien des œuvres de fiction que des ouvrages généraux. Il a été le mentor de nombreux jeunes écrivains et a appuyé les projets de conservation pendant toute sa vie.
Chapitre 1
LE POINT D’INTERROGATION SUR LA SPHÈRE
Sur une banale carte routière des États-Unis, type de carte qui offre à titre gracieux les cent premiers milles du côté canadien, on peut voir deux routes profilées, mais non revêtues, qui relient les États-Unis à l’ouest de la Saskatchewan, c’est-à-dire la route n° 2 du côté américain à la Transcanadienne (n° 1 du côté canadien). L’une d’elles s’étend de Havre, au bord de la rivière Milk, à Maple Creek; l’autre de Malta, également le long de la Milk, à Swift Current. En parcourant la première, sur environ cent vingt milles, on n’aperçoit aucun village digne de figurer sur une carte routière. La deuxième est plus longue de cinquante milles et traverse deux villages dont il n’y a rien à dire sauf peut-être que Val Marie est l’un de ces rares villages encore fréquentés par les chiens de prairie. Toute la région se démarque surtout par la violence et la durée des éléments climatiques; par le vide presque total et, en un sens, effarant; et par le vent qui y souffle constamment et qui vous hérisse les cheveux sur la tête et vous fouette le visage.
Ce n’est pas une soupape de sécurité contre l’explosion de population, ni le prix remis au dernier gagnant de la course aux terres agricoles. Elle a eu lieu cette course, puis le calme est revenu. Si vous possédiez une terre, vous pouviez peut-être en vendre certaines parcelles pour quelques dollars l’acre, mais vous ne parveniez même pas à en donner la plus grande partie. Ces routes isolées ne sont guère fréquentées. Les gens du pays ne tiennent pas à passer par là, encore moins à s’y attarder. Ce livre porte sur cette portion du pays qui s’étend de la rivière Milk à la grande ligne du Canadien Pacifique, et de la frontière entre la Saskatchewan et l’Alberta au mont Wood, C’est là que j’ai grandi et, qu’il s’agisse d’écologie, de la culture autochtone, ou de la colonisation par les Blancs, c’est là que tout ce qui concerne les prairies est arrivé à son point culminant, puis à terme. Du point de vue personnel ou historique, cette plaine monotone réserve bien plus d’éclats qu’elle n’en révèle au touriste mal préparé et dérouté. Dans les prairies, les souvenirs et expériences laissent une marque indélébile. Sur le plan historique, qu’on songe seulement au spectacle saisissant d’une prairie en feu, ce monstre qui lâche prise aussi soudainement qu’il s’est déchaîné.
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J’ai parfois été tenté de croire que j’avais grandi à la limite d’un pays où on ne sortait pas sans armes. Cette impression remonte à un voyage en diligence au printemps 1914, avec un cow-boy nommé Buck Murphy.
La diligence partait de Gull Lake en Saskatchewan, et suivait la ligne principale du Canadien Pacifique jusqu’au village que j’appellerai Whitemud, à soixante milles au sud-ouest de la vallée de la rivière Whitemud ou Frenchman. La plate-forme du chemin de fer, qui partait de Moose Jaw, avait déjà atteint Whitemud, et on avait commencé à poser les rails, mais le train n’y circulait toujours pas lorsque la diligence nous y a emmené, ma mère, mon frère et moi en compagnie d’un cow-boy rubicond, plein d’égard outrageant envers les femmes, et qui adorait les petits enfants. J’ai parcouru les soixante milles du trajet sur les genoux de Buck Murphy, à demi anesthésié par son haleine d’amateur de whisky. En cours de route, j’ai confondu Murphey avec ma mère, fouillant sous son manteau pour n’y trouver qu’un six-coups qui faisait bien la moitié de ma taille.
Nous avons appris, plus tard, qu’un policier à cheval avait tiré sur Murphy dans les rues de Shaunavon, plus loin sur la ligne, et l’avait atteint d’une balle mortelle. Selon ce qu’on m’en a dit longtemps après, le policier à la gâchette rapide aurait eu peur. Si Murphy n’avait pas eu d’arme sur lui, ce policier aurait été en aussi mauvaise posture qu’un citoyen ordinaire Mais au lieu d’imaginer la réalité telle qu’elle était, c’est-à-dire Murphy arrivant en chariot… le policier au coin de la rue… tous deux mal disposés l’un envers l’autre… un geste suspect… un coup de gâchette… l’attelage effrayé… la foule de curieux… Toute une vie de films d’aventure aura stimulé mon imagination jusqu’à ce que j’en arrive à me représenter l’événement dans tous les détails du duel classique. Pendant toutes les années où j’ai vécu dans des lieux plus civilisés, je me suis senti à part du fait d’avoir fréquenté des bandits, et d’avoir été le témoin d’échanges de coups de feu au milieu d’une grande rue entre deux façades de saloons Après vérification, je me rends compte à présent que ni les rues ni les saloons ont vraiment existé, car je ne pense pas être jamais allé à Shaunavon dans mon enfance et je ne pouvais pas avoir recréé la scène à partir des rues de Whitemud car, à l’époque où Murphy est mort, il n’y avait pas de rues à Whitemud. C’est à peine s’il y avait des maisons : nous-mêmes, nous vivions dans un ancien wagon-restaurant.
En fait, Murphy était un cow-boy du Montana des plus caractéristiques : aimables, ivrognes, sentimentaux, probablement malhonnêtes et généralement inoffensifs. Il se trouvait peut-être au Canada pour échapper aux shérifs du Montana, mais probablement pas. Même si ça avait été le cas, un bon nombre du même genre ne s’étaient jamais considérés comme des bandits. Les collines du Cyprès avaient toujours été un endroit agréable où aller, à juste une journée au nord de la frontière. Murphy portait probablement une arme surtout pour se faire valoir Il la portait à l’intérieur de son manteau, car il était illégal au Canada de porter des armes à la ceinture. Les cow-boy du Montana avaient appris à laisser leurs armes dans leur couverture lorsqu’ils traversaient la frontière. Dans l’Ouest américain, les hommes passaient avant la loi, mais pas en Saskatchewan où les colons étaient arrivés avant la loi. La loi a même été adoptée avant l’arrivée des vachers. Même l’application de la loi les avait précédés. Ce n’était pas habituel pour la région qu’un homme comme Buck Murphy perde la vie dans un duel armé. Mais si son destin était de mourir de façon violente, eh bien il n’est pas surprenant que ce soit de la main d’un policier armé.
La première colonie des collines du Cyprès fut un village d’hivernants métis. La deuxième fut un poste de la Compagnie de la baie d’Hudson à la coulée Chimney. Ce poste n’a pas fait long feu La troisième était constituée par les quartiers généraux de la police à cheval au fort Walsh. La quatrième fut un avant-poste de la police à cheval installé sur un ancien site de la Compagnie de la baie d’Hudson, et dont les bâtiments avaient été rasés par un incendie. Ainsi, les policiers pouvaient surveiller Sitting Bull et les autres indiens qui avaient tendance à se rassembler dans cette région en nombre alarmant depuis les troubles de 1870. C’est le poste des policiers à cheval à la coulée Chimney, qu’on déménagera plus tard plus bas sur la rivière, qui a été à l’origine du village de Whitemud Les pierres angulaires de leurs cabanes abandonnées rappellent à l’historien pourquoi il n’y avait pas de Boot Hills le long de la Frenchman. Les policiers y étaient trop nombreux.
En grandissant, j’ai dû abandonner l’illusion d’un passé romantique, où les hommes portaient leurs armes à la ceinture. Et ce n’est guère le prestige qui me ramène dans la région, pèlerin quadragénaire, au village que j’ai vu pour la dernière fois en 1920. Je ne m’attendais pas non plus à revenir au pays des merveilles de l’enfance. Je ne pense pas du moins. Il est plus probable, y compris dans mes souvenirs, que la Saskatchewan ait le potentiel d’un endroit pour le moins déprimant. La Frenchman, une rivière plus américaine que canadienne puisqu’elle se déverse dans la Milk puis dans la Missouri, a changé de nom depuis mon temps, afin de correspondre aux cartes américaines. Nous l’avions toujours appelée Whitemud, en raison de la couche géologique d’argile blanche exposée le long de sa vallée. Whitemud ou Frenchman, cette rivière occupe une place importante dans mes souvenirs, car elle englobe le village et lui donne vie Mais si mes souvenirs sont bien vivants, ils manquent de netteté, incapable que je suis de préciser les dimensions exactes de ce qui les compose C’est probablement pour comparer mes souvenirs à ce que peuvent observer mes yeux d’adulte à présent que je suis revenu. Je me souviens des saillies basses envahies de rosiers sauvages, de la sinuosité d’une berge haute, des sentiers secrets à travers les saules, des gués peu profonds, des trous d’hirondelle dans les bancs argileux, des journées d’insouciance et d’aventure où l’espace se révélait aussi flexible que les finesses de l’esprit, et où le temps n’existait pas. Tout était là, au creux de cette vallée submergée par la rivière où elle trouvait asile. À partir des versants de la vallée s’étirait en tous sens jusqu’à épouser les rondeurs de la sphère terrestre, la plaine sans fin.
Le géologue qui a étudié le sud de la Saskatchewan dans les années 1870 en parle comme d’une terre de désolation et de l’une des régions les plus inhospitalières de la terre. Je me rappelle l’avoir pensé souvent moi-même, ainsi que ma famille. Pourtant, tout en prenant cette direction à partir de Medicine Hat, c’est-à-dire vers l’est, pour retourner au pays de mon enfance en ce mois de juin verdoyant, je cherche la désolation, et n’en trouve pas.
La plaine s’étale au sud de la Transcanadienne en un océan d’herbes et de céréales où le vent fait des vagues. Elle est faite de textures gardées en mémoire : les blés d’hiver lourdement coiffés, créant des éraflures et des ombres où l’on croirait voir des bancs de poisson s’y déplacer; les blés de printemps, jeunes pousses alignées avec précision comme les marques d’un peigne dans la chevelure mouillée d’un enfant; le sol noir d’été fraîchement labouré qui laisse entrevoir des brindilles enfouies; et l’herbe, ce merveilleux duvet qui épouse les formes de la terre et qui, à l’instar du blé, défie le vent, mais à sa manière, toute discrète
Le bleu vert de la laine des prairies; le blé de printemps luisant comme du gazon tout neuf; le blé d’hiver, gris vert au repos et ardoiseux au vent; la primevère le long des routes, aussi timide que se doit de l’être une fleur des prairies, et aussi délicate à l’œil que lorsque, petits garçons, nous l’appelions tulipe sauvage et dont la floraison marque le début de l’été.
Rien ne vient interrompre le regard sur cette surface monotone où surgit de temps à autre, tel un navire sur l’océan, une ferme et des atolls d’arbres brise-vent qui se détachent sur l’horizon aplati. Les routes sont des rubans droits entre des rangées de clôtures parallèles, jusqu’à ce qu’elles croisent la courbe de l’horizon. C’est un paysage de cercles, de rayons, d’exercices de perspective, un pays de géométrie.
Le vent a le champ libre sur des milles et des milles, repoussant tout sur son passage On ne progresse dans le vent qu’au prix d’une lutte acharnée, comme la truite dans les courants. C’est un vent herbeux, propre, turbulent, laissant derrière lui une odeur de distance et qui, dans sa recherche d’on ne sait quoi, fait ployer les tiges et les épis de blé, la moindre petite primevère toute pâle, et même l’herbe au ras du sol. Il bouscule dans les airs les merles noirs à tête jaune, les rapaces diurnes et les moineaux des prairies. Il ébouriffe la courte queue des sturnelles sur les poteaux de clôture et, de connivence avec la lumière, enjolive et anime ce qui, autrement, n’aurait aucun intérêt.
C’est tout le contraire de l’anonymat; prodigieux serait un mot plus approprié. Parce qu’au-dessus de la courbe segmentée de la terre est suspendu le dôme du ciel le plus gigantesque qui, certains jours d’été, répand sur les pâturages, le blé et les cultures une lumière à rendre un peintre fou; une lumière pure, sans éclat ni transparence. L’horizon, à une distance d’une dizaine de milles, trace une ligne aussi nette que la clôture la plus proche. Il n’est surplombé ni par la brume ou le gris laineux des contrées pluvieuses, ni par le bleu des ciels montagneux de l’Ouest. À travers ce ciel immense se déplacent des nuages avec le ventre si plat qu’on le dirait aplati contre la terre.
Dans ce paysage, tout se joue dans le ciel, torrent de lumière sans cesse en mouvement. La terre est passive. Pourtant, la beauté qui me fascine, que ce soit à présent ou dans mes souvenirs, est dans la fusion des deux : Ce ciel ne serait pas aussi spectaculaire sans cette terre qu’il surplombe avec le pouvoir de la transformer, de la faire éclater de couleurs pour ensuite les lui ravir. Et quoiqu’il arrive dans le ciel, et de quelque manière qu’il illumine la terre ou la recouvre d’ombres, la perfection euclidienne demeure Ce ne sont pas les collines et les montagnes que nous devrions qualifier d’éternelles. La nature a horreur de tout ce qui est surélevé comme de tout vide; dès que s’élève une colline, elle est rongée par les forces de l’érosion. Ces prairies sont immobiles, presque statiques En les observant pendant un certain temps, elles commencent à se révéler à notre esprit dans leur terrible imperfection. L’éternité est une pénéplaine.
Par un printemps pluvieux comme celui-ci, il y a presque autant de ciel au sol qu’au firmament. Le pays est parsemé de marécages; la moindre dépression se remplit d’eau. Les fossés deviennent des canaux. L’herbe et le blé poussent jusqu’au bord de l’eau, et même en dessous. On dirait qu’ils poussent juste sous la limite du ciel. Dans les mares plus profondes, le scirpe prend racine. Tous ces étangs acquièrent de la dignité à mesure que des couples de canards colverts viennent s’y installer, traînant derrière eux, plus foncés, ces petits automates qu’on dirait tous accrochés à un même fil.
Dans mes souvenirs aussi se promènent quelques « colverts », tirant derrière eux des images floues, oubliées depuis longtemps. Je revois un mâle à la verticale, tête en bas, laissant voir les plumes recourbées de sa queue sur une mare caressée par le vent. Cette image se confond avec la sensation de chatouillement de la berge herbeuse sous des pieds nus, à l’odeur de vase, au passage du vent, au poids du soleil, aux nuages étagés qui, dans le ciel, semblent attendre qu’une tige de haricot magique vienne les traverser.
Désolé? Rébarbatif? Il n’y a pas de pays qui, dans ses bons moments, soit plus beau. Vous n’échapperez pas au vent, mais vous apprendrez à plier et à cligner des yeux. Vous n’échapperez pas au ciel et au soleil, mais vous les porterez sur le dos et dans les yeux. Vous deviendrez très conscient de vous-même. Le monde est très grand, le ciel est encore plus grand, et vous êtes très petit. Mais le monde est aussi plat, vide, presque abstrait. Vous vous tenez debout là, sur cette surface plane, comme par défi, aussi soudainement qu’un point d’exclamation, aussi énigmatique qu’un point d’interrogation.
C‘est un pays qui forme des gens mystiques, des gens égocentriques, peut-être des poètes, mais pas d’humbles êtres humains. À midi, le soleil déverse sa chaleur pour vous seul; au lever ou au coucher du soleil, vous projetez une ombre longue d’une centaine de mètres. Ce ne sont pas les habitants des prairies qui ont inventé l’indifférence de l’univers ou la faiblesse de l’être humain Ici, vous vous sentirez peut-être faible, vulnérable mais jamais inaperçu. Sur ce territoire, même la chute du moineau est perceptible.
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Notre ferme familiale était au sud d’ici, juste à la frontière entre la Saskatchewan et le Montana. C’était un lieu aux attaches si ambiguës qu’on y souffrait d’indécision comme les eaux de ruissellement qui ne savent trop dans quelle direction s’écouler. Seulement une trentaine ou une quarantaine de milles m’en sépare à présent, mais je ne tourne pas encore vers le sud à sa rencontre. Je sais très bien pourquoi. J’ai peur. Au cours de ces années où la contrée a été transformée en un désert de poussière, la Provincial Farm Rehabilitation Administration l’avait laissée retourner à son état primitif. Je m’imagine cahotant sur des résidus d’érosion et des touffes de cactus, à la recherche de quelque signe de présence humaine parmi les restes déshumanisés : une cabane ou une cage à poule renversée par le vent, des ornières ou une herse abandonnée avec les dents pleines de soude roulante, des signes qui me diront que des gens ont déjà vécu ici. Pis encore, je me vois à la recherche du terrain plat sur lequel avait été bâtie notre maison; de la coulée qui faisait du pâturage une pente; du barrage derrière lequel la fonte du printemps créait notre « rezavoy ». Je me vois repérant l’endroit, m’y tenir debout entouré de vide et de silence, le vent me caressant le visage, me faisant entendre comme les murmures d’une vieille aveugle qui se parle à elle-même. J’imagine une chouette des terriers mise dans tous ses états par l’arrivée du visiteur inconnu, s’incliner du monticule devant chez elle tout en interpellant celui-ci : Hou Hou!
Je ne veux pas ça. Je ne veux pas trouver, comme je sais que je trouverai en me rendant jusque là-bas, que nous avons disparu sans laisser de trace comme un vaisseau sombre au milieu de l’océan. Je ne veux pas que notre cabane soit partie, comme je sais qu’elle est partie. Je ne prendrai pas plaisir à fouiller le sol à la recherche de bouts de vaisselle, de trous rouillés ou de morceaux de verre. Je ne veux pas savoir qu’on a démoli la clôture protectrice, laissant la prairie remplacer le pâturage, ni que nos champs, qui s’arrêtaient à la frontière, si bien délimités comme une sorte d’identité et de différence, rejoignent maintenant le Montana, au sud, sans interruption à mesure que les herbes et les zones érodées par le vent reprennent leurs droits. Il m’est arrivé une fois de me tenir debout sous le dôme céleste avec l’impression de la plus intense singularité personnelle qu’il m’ait jamais été donné de ressentir. C’est parce que tout était nouveau. Nous venions faire nôtre ce territoire. Mais revenir à la recherche de reliques, avec pour seul outil la mémoire, et tenter de mettre la main sur la moindre trace de notre passage… sans rien trouver… serait nous livrer au solipsisme, nous réduisant ma famille et moi, et le labeur de tous ces ans, à l’illusion du rêve
Si je dis à la chouette : « Ton arrière-grand-père habitait ma maison et pouvait se tourner la tête complètement pour regarder entre ses omoplates », je sais qu’elle se courbera poliment, puis se tournera la tête complètement pour regarder entre ses omoplates, et ne verra rien d’autre que de l’herbe. Elle émettra un toussotement et répondra : « Quelle maison? La maison de qui? » Je sais très bien comment le vent ébouriffera ses plumes pendant qu’elle se retournera. Je peux entendre le silence cassant qui retombera sur nous aussitôt qu’elle aura fini de parler. Aussi nettement qu’une hallucination, je peux voir le visage de ma mère altéré par l'action des éléments, chagriné, mi-rieur; je peux entendre le ton exact de sa voix, pas tout à fait à regret, pas vraiment invincible, avec lequel elle prononcera les mots qui lui ont toujours servis en cas de malchance ou d’échec : « Bof! », fera-t-elle : « Ça ira mieux la prochaine fois! »
Il ne fallait pas venir. Le village est moins risqué Je tourne vers le sud, juste assez pour me retrouver sur le replat sud, puis je m’engage sur un chemin de terre qui mène à l’est de manière à entrer dans Whitemud dans la direction qui m’est familière. Je ne puis risquer davantage.
Cette contrée est beaucoup plus prospère que mes souvenirs me le laissaient croire. Mon retour se fait à l’apogée d’un cycle climatique humide. Les fermes qui faisaient un peu saillie sur la plaine, d’un air morne, sont maintenant bien entourées de peupliers de l'ouest et d’acacias jaunes. Ici et là, la plaine est interrompue par une verticalité nouvelle encore plus pontifiante que celle des moulins à vent ou des élévateurs Ce sont les mâts des installations de forage pétrolier. Plus au nord, la prospérité repose sur les besoins en uranium Ici c’est le blé ou le pétrole. Mais bien qu’on ne soit plus en terre sauvage, cet endroit à l’approche du village est encore plus désolé, encore moins habité que dans notre temps. Les équipes de forage pétrolier n’ont pas créé d’autres villages et n’ont pas contribué à l’agrandissement de ceux qui existaient déjà, si ce n’est que brièvement. Même s’ils trouvent du pétrole, ils érigent une « tour » puis repartent Pour ce qui est du blé, il suffit de moins en moins de fermiers pour en produire de plus en plus.
Pour nous, une demi-section était une ferme. La machinerie moderne a fait en sorte qu’un homme peut à lui tout seul, labourer, semer et récolter mille ou douze cents acres. Il n’est pas rare qu’une ferme moyenne de la Saskatchewan couvre au moins une section, et souvent deux sections ou même plus. C’est de la bonne terre, contrairement à celle que nous avions, si peu rentable qu’on a laissé l’herbe recouvrir le terrain. Même cultiver une ferme aussi imposante n’est qu’un emploi à temps partiel. Un homme peut semer une centaine d’acres par jour. Une fois le produit en culture, il ne lui reste pas grand chose à faire jusqu’à la moisson. Une semaine ou deux de moissonnage, une semaine ou deux de transport, une semaine ou deux à labourer la jachère d’été et à semer le blé d’hiver, puis plus rien à faire jusqu’au mois de mai.
Drôle d’agriculture dont les ennemis sont l’épuisement des sols, la sécheresse et l’érosion, dans des conditions tout ce qu’il y a de plus spécialisées. Seulement environ la moitié des maisons de ferme de la prairie sont encore habitées. Et certaines d’entre elles ne sont habitées qu’à temps partiel par des fermiers qui n’y sont qu’aux temps des moissons, comme ce fut le cas pour nous. Un bon nombre n’ont même pas de maison sur la ferme et font la navette entre le village et les champs dans leur camionnette. Une classe de fermiers est en train de voir le jour, qui vivent dans une roulotte ou dans leurs valises. Beaucoup viennent des États-Unis et campent pendant trois ou quatre mois près des champs, puis retournent à Minneapolis ou Bismarck une fois la récolte engrangée.
D’où cette impression de superposition d’une culture extensive à un vide immense. Nous ne voyons guère de chevaux ni de vaches en Saskatchewan où les fermiers sont quasiment en mesure de fournir le monde entier en pain, mais ne sont plus autant les agriculteurs de subsistance que nous avons été en 1915. Leurs villages sont configurés et fonctionnent essentiellement comme des villages du Moyen-Âge ou de la campagne de Nouvelle-Angleterre, ou ces villages mormons sur une terre irriguée : un regroupement d’habitations entouré de champs cultivés. Mais ce sont des champs d’un ou deux milles carrés, situés jusqu’à quarante milles de distance de l’habitation de l’homme qui les cultive.
Mais c’est encore la terre tranquille, le ciel immense. L’intrusion de l’être humain semble aussi soudaine que l’élévateur qui coupe la monotonie de la plaine pour annoncer le moindre petit hameau et nous le rappeler pendant quelques milles encore. La campagne et les petits villages se vident graduellement dans les grands centres. Dans le processus de la lente adaptation aux conditions fixées par la terre, les petits villages deviennent encore plus petits et les gros plus gros. Whitemud, par sa position stratégique près du chemin de fer et de la rivière, est l’un de ceux qui restera.
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L’automne, après le trajet de toute une journée sur la piste, nous vivions toujours un moment extraordinaire en arrivant au bord du replat sud. La plupart du temps, je voyageais avec ma mère dans le chariot et mon frère prenait place dans la Ford avec mon père. Les chevaux avançaient d’un pas lourd le museau presque aux genoux, le poulain fatigué traînant de la patte. La poussière nous coupait le souffle. La chaleur nous donnait mal à la tête et nous mettait de mauvaise humeur. Nous avions les jointures désarticulées après cinquante milles de chemins cahoteux. Puis, comme par miracle, le sol s’affaissait brusquement. Je levais la tête des genoux de ma mère et repoussait le chapeau de paille qui me protégeait la figure des reflets, et là, en dessous, douillettement abrité dans l’un des verts méandres de rivière, lové dans sa vallée refuge, se trouvait le village.
Le sol est en train de s’affaisser brusquement et j’aperçois soudain le village de mon enfance. C’est une vieille surprise familière, mais je m'arrête car dix secondes suffisent à mon regard d’adulte pour redresser une erreur d’enfance. J’avais toujours cru que la Whitemud suivait entièrement son cours au fonds d’une vallée, en contrebas. Je réalise à présent que la rivière ne trace un sillon profond qu’au travers de collines surélevées mais, qu’au sud-est, elle poursuit sa route sur la prairie, bien à plat tout contre elle, inconsolablement. Je viens de découvrir une limite chez l’enfant… qui ne voit que ce qu’il peut voir. C’est seulement plus tard qu’il apprend à faire le lien entre ce qu’il voit et ce qu’il connaît déjà ou a imaginé, lu ou entendu, et qu’il en vient à mettre la perception au service de l’inférence. Toute mon enfance, j’ai entendu parler des collines du Cyprès, et je savais qu’elles étaient tout près quelque part. Je m’aperçois maintenant que j’ai grandi dans ces collines. L’intense impression de familiarité demeure malgré ce moment de reconnaissance, débordante, que ce que l’on comprend après avoir atteint la maturité de l’adulte permet de sortir des sentiers battus. Et c’est avec des sentiments teintés à la fois d’intimité et d’étrangeté que j’entame la descente sur la piste Les choses n’ont pas changé, étonnamment les mêmes et obscurément différentes. Je me dirige droit sur elles, retournant vers mon passé tout en restant sur mes gardes.
C’est d’abord la grange en pierres du Français, à environ deux milles vers l’ouest de la vallée. Elle n’a pas changé depuis que nous passions devant en chariot ou en charrette, apercevant des enfants effarouchés disparaître à chaque coin puis, après notre passage, nous surveiller à la dérobée derrière la porte du fenil et de l’étable. Ils étaient probablement métis, des sang-mêlé. Pour nous qui n’avions jamais entendu le mot métis, ils étaient simplement les Français, qui faisaient partie d’un passé vague et inconnu et avaient laissé un de ses deux noms à la rivière. Je les bénis pour leur permanence, puis je sors discrètement du cimetière, un peu plus large et mieux entretenu que dans mes souvenirs, mais sans autre changement qui aurait pu me déconcerter. En bas se trouve le barrage, avec le grand lac derrière. Il me faut une bonne minute pour me souvenir qu’avant même que nous ayons quitté Whitemud, le barrage de Pop Martin avait été emporté depuis longtemps. C’est donc un nouveau barrage, mais situé à peu près au même endroit. Ça peut aller jusqu’à présent.
Cette route cahoteuse est toujours en terre et suit toujours le même parcours. Mais l’installation d’exploration de forage qu’on avait l’habitude d’apercevoir après le tournant au pied de la colline a disparu. Je remarque, en arrivant aux abords du village, que la rivière a quelque peu changé de cours, passant un peu plus près des collines sud, grugeant ainsi l’espace alloué à la route. Je vois un pont de fer, noir. C’est un nouveau pont qui, de toute évidence, amène une nouvelle route vers l’ouest, au pied des saules, vers le vieux ranch Carpenter. Je ne vois pas la rivière, masquée par les saules et les aulnes. De toute façon mon attention est attirée par le village là devant, qui révèle tout à coup un élément de cette sensation d’étrangeté encore inexpliquée qui m’a mis sur mes gardes : les arbres.
Sans arbre plus gros qu’un saule ou qu’un aulne de dix pieds, mon village était aussi nu qu’un os écharné. C’est maintenant un bosquet. Ma mémoire chemine difficilement, à tâtons, tentant de retrouver sa voie parmi des peupliers de l’ouest de cinquante pieds, des arbres à lilas, des haies de chèvrefeuille et des jardins de fleurs. En y regardant bien, je reconnais aussi plein d’endroits familiers : le cinéma Pastime, identique à celui que ma mémoire situe en face de la caserne des pompiers, rue Main; le parc à bois où nous avions l’habitude d’obtenir des casquettes portant le logo De Laval Cream Separators, et deux ou trois quincailleries (Une ville à blé des prairies compte toujours des quincailleries), chacune ayant maintenant pour voisin un terrain couvert de machines agricoles; l’hôtel tel qu’on l’a construit après l’incendie; la banque convertie en bureau de poste; l’église presbytérienne devenue l’église Unie; le bureau du Leader; et la prison-école carrée, en briques, avec l’addition de trois « prisons » plus petites. Ce sont de vieilles connaissances que je peux comparer à celles gardées en mémoire, et en éprouver de la satisfaction. Mais parmi elles se trouvent également des signes de progrès : un hôpital, une loge maçonnique, au moins un nouvel élévateur, une grande patinoire en tunnel. Tous ces édifices qui bénéficient de l’ombre des arbres sont altérés, dénaturés, vaguement troublants à cause de la végétation. Autrefois, nous avons tous essayé de planter des arbres, les transplantant des collines ou les obtenant gratuitement avec l’achat de deux dollars à l’un des magasins. Mais ils finissaient toujours par sécher et mourir. Ce changement me charme, moi qui m’attendais à retrouver un hameau poussiéreux. Mais ma mémoire avait saisi la scène à une certaine époque comme les photographies ont saisi à un moment donné le visage de certains disparus, ce qui fait qu’à présent cette réalité prend des airs d’illusion. Je ne m’y retrouve pas, ni moi, ni ma famille, mi mes amis.
Je continue d’avancer sur la rue Main, aussi large, vide et poussiéreuse que dans mes souvenirs, jusqu’à un autre pont de fer qui traverse le méandre est de la rivière, là où le canal sur appuis de la digue d’irrigation de Martin passait avant. De ce pont j’ai une belle vue sur la rivière. Je suis déçu. Ce n’est qu’un ruisseau tranquille de vingt verges de large, de la couleur d’un thé fort, avec sur ses rives un enchevêtrement de saules et de rosiers sauvages. Comment se peut-il que l’aventure, l’émerveillement et la peur, et d’autres émotions du passé puissent avoir déjà hanté ces saules? Est-ce ici que j’ai tiré sur un lynx avec la 25-20 de mon frère? Dans quel billot (comment pourrait-il y avoir un billot dans ces fourrés? mais je me rappelle très bien un billot) ma balle a-t-elle fait éclater des copeaux juste en dessous de la queue écourtée du lynx?
Un petit ruisseau boueux, un village qui m’est devenu étranger avec le temps et l‘ajout des arbres. Je reviens sur mes pas et j’ouvre la porte à mes souvenirs en arpentant la rue Main et le parc. Je m’arrête boire un Coke à la confiserie. Le propriétaire est grec, comme autrefois, mais s’agit-il du même ou d’un autre, je ne saurais le dire. Il ne me reconnaît pas et je ne le reconnais pas non plus. Seule l’odeur de l’endroit m’est familière, sirupeuse et hantée d’anciens délices comme si le fantôme de ma première banane royale revenait me respirer au visage. Toujours à la recherche de quelque chose ou quelqu’un qui ferait que ce village redevienne réel pour moi, je décroche de son clou l’annuaire du téléphone mural, que je feuillette, assis au comptoir. Je n’y trouve pas plus de soixante-dix ou quatre-vingt noms dans la section de Whitemud Je cherche Huffman, rien. Bickerton, rien. Fetter, rien. Orullian, rien. Stenhouse, rien Young, un, mais je ne me souviens pas de ce prénom. Je me souviens de certains noms : Harold Jones et William Christenson et Nels Sieverud et Jules LaPlante. (Je sursaute à la lecture de ce dernier. J’ai toujours cru qu’il s’appelait Jewell.) Mais tous les noms que je reconnais sont ceux des anciens, des pionniers du village. Aucun de ceux avec qui je suis allé à l’école, pas un seul qui ait vécu en même temps que moi ses premières années de vie dans ce village, du temps où la rivière était encore claire, les castors s’y glissant à la veillée. Qui, dans ce village, se souvient de Phil Lott, qui chassait les coyotes avec des chiens-loups sur le replat sud? Qui se souvient de la même façon que moi du jour où il est parvenu jusque devant le magasin de Leaf en chariot, où il a déchargé deux chiens de chasse et le lynx qui les avait tués après qu’ils aient réussi à le rattraper, imprudemment exposés en terrain plat? Qui se souvient comme moi de cette scène dominée par la colère et le dégoût? Et qui partage mon souvenir des carcasses raides et à moitié éventrées des chiens, et du rictus sanglant du lynx? Qui le sent ou l’a senti comme je l’ai senti, comme une parabole, une leçon de respect du poursuivant envers le poursuivi?
Parce que je suis le seul ici à me rappeler de tout ça, tout me semble fictif. C’est la même chose pour d’autres souvenirs : le blizzard de 1916 qui nous a bloqués à l’école pendant une nuit et un jour, le temps que la glace parte en emportant le barrage Martin et le pont du Canadien Pacifique, laissant du petit bois de chauffage à nos portes! Le jeu du renard et des poules dans la neige encore vierge d’un champ maintenant remplacé par un bosquet; les soirées en patin sur la rivière, autour d’un grand feu dont les flammes jaillissaient de la glace et se reflétaient, rouges, sur les berges hautes. J’ai utilisé ces souvenirs pendant des années, comme si ces événements avaient vraiment eu lieu. J’en ai fait des nouvelles et des romans. À présent, rien ne me prouve qu’ils se sont vraiment produits. Ils me paraissent illusoires. Certains pionniers dont le nom figure encore dans l’annuaire du téléphone se souviendraient, mais à quoi me serviraient les souvenirs des anciens? Ils se souviennent d’avoir fondé le village. Pour moi, il était simplement là en son entier, hors du temps. C’est l’enfant d’un pionnier qu’il me faudrait en ce moment, mais leurs enfants ne sont pas restés au village. Ils s’en sont allés dans des agglomérations plus grandes, plus à l’ouest, où de meilleures occasions s’offraient à eux.
Assis dans l’air nostalgique et moite du magasin du Grec, je suis affligé du nombre de ceux que j’ai connus qui sont décédés, et du peu d’éléments qui puissent témoigner que j’ai moi-même vécu les souvenirs qui m’habitent. Ce n’est pas tout à fait ce que je ressentais lorsque je songeais à retourner sur la ferme familiale. Tout y aurait été totalement démenti. Ici, par de petits rappels insistants, des indices ici et là, et quelques survivants, le démenti total fait place au doute. Il s’en trouve assez pour me troubler, mais pas suffisamment pour me satisfaire. Je vais me rapprocher encore davantage, longer le replat ouest et jeter un coup d’œil à notre maison.
Dans l’étrange forêt de la cour d’école, les garçons s’entendent bien. Leur universel air de santé, d’ouverture et de curiosité me rassure. C’est encore un bon village pour un petit garçon. Un ou deux d’entre eux rôdent, comme je l’ai fait, armés d’une carabine à air comprimé. (Dans mon temps nous aurions eu une 22 ou un fusil de chasse, mais nous aurions été de la même tribu.) Ils m’amènent à réévaluer la déception ressentie en constatant la croissance des broussailles. Lorsque qu’on ne mesure que quatre pieds de haut, des saules de 10 pieds suffisent à nous cacher, et sur dix acres de terrain, on se croit en forêt.
Je tourne en rond et, sans vraiment le vouloir, je me retrouve à l’ouest du village. J’ai dépassé la maison de Corky Jones (remettant cette rencontre à plus tard) et le champ dégagé à côté de celle de Downs, où nous avions l’habitude de jouer à un jeu de cache-cache après souper. Je me tiens devant la maison blanche à quatre pignons que mon père avait construite. Je devrais me sentir terriblement nostalgique. Les souvenirs devraient affluer, car c’est là où nous avons vécus pendant cinq ou six ans à l’âge où on est le plus impressionnable; et là où nous sommes presque tous morts de la grippe en 1918; là où ma grand-mère est « devenue folle » et a dû être emmenée par la police à cheval à l’asile provincial : nous l’avions surprise debout à la porte de la chambre où nous dormions, mon frère et moi. Elle était restée là, pendant on ne sait combien de temps avant que quelqu’un la découvre, silencieuse, le regard perdu, à surveiller et écouter on ne sait trop quoi dans la nuit J’essaie de me rappeler le visage de ma grand-mère et je n’y arrive pas. Je me souviens seulement de son odeur de vieille dame incontinente, comme une odeur de renfermé. Je fais venir d’autres odeurs du fonds de ma mémoire, ce sont les odeurs qui me collent encore à la peau : le vernis surchauffé, les moules chauds, et la fumée de lignite derrière le réchaud du salon; les croquettes de viande et de farine de mais, que nous appelions tête fromagée; les fraîches matinées d’automne après avoir fait boucherie; la riche et grasse odeur des beignes mis à frire dans une marmite de lard bouillant. (Je réussissais toujours à manger les « trous ».) Je commande à certains autres souvenirs de se manifester : les fêtes de Noël, d’anniversaire, de l’école du dimanche, célébrées dans cette maison. Et je n’ai pas oublié la râclée que j’ai prise lorsqu’à l’âge d’environ six ans, j’ai été surpris à jouer avec la 30-30 chargée de mon père pendue au-dessus du foyer, juste sous le tableau de Rosa Bonheur représentant 3 chevaux blancs dans la tempête. Après cette correction, je suis resté caché tout un après-midi derrière le billot à fendre le bois, à observer ce gros bonhomme d’allure sombre, mon père, occupé ici ou là. Tout ce temps, je braquais une douille de cartouche vide sur lui en songeant au meurtre.
Même les fantasmes de meurtre, qui étaient assez nets à l’époque, se sont évanouis. Mon père est mort depuis longtemps et si je n’ai pu lui pardonner, Dieu y aura pourvu. Ma mère aussi est décédée, elle qui m’a souvent sauvé de ces excès, sauf la fois où il m’a fait atterrir sur la boîte à bois, en me cognant avec une bûche, et m’a brisé la clavicule. Debout ici, en train de regarder la maison où nos vies s’entremêlaient les unes aux autres, je m’en veux de n’avoir gardé pour principal souvenir de cet événement que l’inepte repentir de mon père au lieu de l’amour de ma mère, de sa protection et de sa colère. En tournant autour de la maison afin de raviver mes souvenirs, je remarque surtout que la vieille grange a disparu. Ce que je vois, quoique ayant subi moins de changements que le village en général, a encore le pouvoir de me troubler. C’est comme un rêve, moins réel que les souvenirs, moins convainquant que les odeurs que j’ai gardées en mémoire.
La personne qui habite maintenant cette maison est une bonne ménagère, ordonnée. La cour est propre, l’entrée a été balayée. Le coin où j’avais l’habitude de faire paître mon poulain, à la patte cassée, est devenu un carré de fleurs. Le champ où nous arrosions avec espoir nos jeunes pins a été semé de gazon et entouré d’une haie verte. L’ancien puits avec la pompe à main est toujours dans la cour. J’ai les dents momentanément agacées au souvenir du grincement sec que faisait la pompe avant l’arrivée d’eau. L’instant d’après, je ressens encore une espèce d’étirement au côté provenant d’une époque encore plus lointaine où nous puisions l’eau à la rivière. Je plongeais le sceau dans un trou pratiqué dans la glace et le trimballais du sentier à la porte de la cuisine, en chancelant, avec l’autre bras étendu, rigide.
Ces rappels momentanés sont convaincants. Je me demande si je devrais frapper à la porte et demander à la maîtresse des lieux de me laisser entrer; de me laisser monter dans mon ancienne chambre sous le pignon ouest, et vérifier si les taches provoquées par les agents chimiques des pompiers sont encore au plafond Mon frère et moi avions l’habitude de nous étendre sur le lit et d’imaginer des scènes et des visages dans ces taches, nous administrant par inadvertance le test de Rorschach. Je me rappelle aussi très bien de la création de ces taches alors que, revenant par une nuit froide du cinéma Pastime, nous avons entendu la cloche des pompiers et aperçu des pompiers volontaires déjà en route. Nous les avons suivis en haut du fossé en direction de la lueur créée par l’incendie, nous demandant de quelle maison il pouvait bien s’agir… jusqu’à réaliser que c’était la nôtre.
Tout est là mais ne me revient pas aussi aisément que je l’aurais souhaité. Je dois faire des efforts, actionner la pompe qui fera jaillir d’autres souvenirs du puits de ma mémoire. Je me demande si je me rappelle des faits réels ou ceux que j’ai écrits Je réalise que je n’ai pas plus envie d’entrer dans la maison que j’avais envie de dénicher l’ancienne ferme dans son océan d’herbe. Toutes les personnes qui y ont vécu avec moi sont décédées. Des étrangers ont probablement oblitéré leurs traces ou rendu douteux ce qui aurait pu me les rappeler
Il y avait une passerelle derrière la maison. Les Carpenters et ceux qui habitaient tout en bas l’empruntaient pour traverser la rivière, de même que les baigneurs du village l’été. Je passe à côté de la maison opaque et troublante pour me diriger vers la berge haute. Les cabanes jumelles sont encore là. Pendant toute la vie du village, elles ont servi de cabines de bain aux hommes et aux femmes. L’hiver, nous suspendions notre bœuf congelé dans l’une d’entre elles. Je me souviens de certaines fins de journées glaciales où je devais sortir muni d’un fanal pour aller couper des steaks à la scie, de peine et de misère, dans une pièce de viande arrière dure comme le roc. Mais je fais encore un exercice intellectuel. Je me souviens, mais je ne me sens pas les doigts engourdis et je ne ressens pas la frayeur causée par les dangers invisibles en dehors du cercle de lumière créé par le fanal.
Je me rends jusqu’au bord de la berge haute et je regarde en bas. Un pas a suffi pour me rapprocher du passé comme je n’y étais pas encore parvenu. Je vois la berge grise qui serpente, pas beaucoup plus basse que dans mes souvenirs lorsque nous y creusions des grottes, ou des tunnels avec nos traîneaux dans la côte enneigée. Le tas de sable dans l’eau est toujours là près de la courbe intérieure. Des enfants se vautrent dans un trou de vase où ils s’enlisent, puis jouent comme des loutres à se laisser glisser dans un éclat de rire. Ils se pourchassent dans la rivière et passent comme par magie du noir au blanc. L’eau est toujours aussi calme, et se déplace toujours en remous paresseux dans les eaux plus profondes Sur la passerelle, construite presque exactement au même endroit qu’avant, deux petites filles sont étendues, le nez à environ un pied de la surface de l’eau Elles observent peut-être des meuniers noirs qui se prélassent probablement eux aussi au fond de l’eau. Dans mon temps, nous venions sur le pont pour les attraper au moyen d’un fil de cuivre replié en nœud coulant
Voici que je reconnais, tout à coup, ce que j’espérais tant revivre. Insupportable ces retrouvailles avec une sensation d’antan qui m’est rendue en partie par les enfants, la passerelle et le méandre paresseux de la rivière, mais surtout par l’odeur. Voici, âcre et envahissante, l’odeur caractéristique de mon enfance. Nulle part ailleurs je ne l’ai sentie cette odeur aussi évocatrice que le thé et les madeleines de Proust.
Mais quelle est-elle? D’une certaine façon, je l’ai toujours associée à la cabine de bain, aux costumes de bain mouillés, à la planche trempée qui servait de banc, au tas de vêtements abandonnés, et peut-être même aux recoins rarement rincés où des garçons désespérés allaient uriner. J’entre dans la cabine des hommes et y retrouve la même senteur, mais celle-ci ne semble pas émaner d’une seule source. C’est tout le site qui dégage l’odeur, à l’extérieur comme à l’intérieur. Elle vient peut-être de l’eau de la rivière, de la boue, du flotteur ou de la passerelle. C’est l’odeur familière du plongeon dont l’extrémité était recouverte de jute. Nous l’avions encore dans la tête après un plongeon qui nous remplissait les sinus d’eau.
Je prends une poignée de boue et la renifle. Je m’approche des petites filles et pose le nez sur la rampe mouillée de la passerelle Je me tiens au-dessus de l’eau et la renifle. De l’autre côté, j’arrache des feuilles de rosier sauvage et de cornouiller. Rien à faire. Pourtant je baigne dans cette odeur que je n’ai pas sentie depuis l’âge de 11 ans, mais que je n’ai jamais oubliée. J’en ai rêvé plus d’une fois. Pour m’aider à remonter de la rive, je m’agrippe à un buisson aux feuilles grises. Ça y est. L’odeur originale, tenace et ambiguë émane toute entière d’un simple arbrisseau que nous appelions le bois d’argent, et qui arbore en cette saison de petites fleurs jaunes.
C’est le chalef argenté, et non le village ni aucun de ses habitants, qui me ramène chez moi. Pendant quelques minutes, une poignée de feuilles au nez, je regarde la glaise qui moule la berge et les collines plus loin où la rivière se replie sur elle-même, emprisonnant dans l’un de ses méandres l’ancien terrain de jeux et de pique-nique. Le présent, et toutes les années qui le séparent du passé s’éparpillent comme les vêtements dont un garçonnet vient de se dépouiller sur le banc d’une cabine de plage. C’est la même perspective qu’autrefois, les mêmes dimensions, les mêmes sensations restées intactes malgré quarante années de vie à « l’étranger ». Et le désir singulier de l’adulte qui veut retrouver ses balbutiements est assouvi. Le contact est établi On touche au mystère. L’espace d’un bref instant, la réalité correspond en tous points aux souvenirs, et une faim est rassasiée. Le petit être primitif et sensuel qui a été est toujours là, en moi, intact.
Plus tard, du replat nord des collines qui font face à mon village retrouvé, j’aperçois de la rivière sa portion moins profonde qui épouse la prairie pour aller déverser ses eaux dans la Milk, puis la Missouri et le golfe, et j’aime à penser qu’un homme, comme les rivières et les nuages, peut être constamment en mouvement et sans cesse renouvelé. Le petit être sauvage et sensuel n’a de toute façon jamais été effacé ni dissous. Il fait partie de mon être aussi sûrement que mon squelette.
Sa relation avec son univers est aussi inébranlable et arrogante qu’il convient. C’est une relation géométrique et symbolique. La sphère se mesure à partir de son centre de sensations, de questions, de souvenirs et de défis, et les années d’expérience que j’ai accumulées par dessus ne l’ont en rien affecté. Étendu à flanc de côteau où je me suis déjà affalé dans les crocus, observant la horde du village, attrapant au collet les nouveaux gaufres de mai, je réalise comment le monde me réduit à un point et se mesure en fonction de moi. Peut-être que la sturnelle qui chante sur le poteau de clôture, dans un dialecte que je reconnais, ressens la même chose Tous les points de la circonférence sont équidistants de cet oiseau. De lui émergent tous les rayons. Tous les diamètres passent par lui. S’il bouge, une nouvelle géométrie se crée autour de lui.
Il peut bien chanter C’est un bon pays qui nous met le cœur en train.
Maintenant que j’ai recouvré, si on peut dire, ce que j’ai déjà été, je peux regarder ce village, dont l’enfance fut exactement contemporaine à la mienne, et mieux le connaître. Je m’aperçois qu’il s’agit d’un village tout à fait particulier, non seulement pour moi en constituant l’indispensable refuge contre l’état de vulnérabilité qu’engendre la plaine, mais aussi par sa concentration tardive de l’histoire des Prairies Les étapes successives qui ont marqué la colonisation des Prairies se sont insinuées dans ces collines comme pour une grande reconstitution historique. Des hommes y vivent encore qui pourraient tout raconter Mes propres souvenirs n’en couvrent qu’une partie, mais je prends vraiment conscience du fait que c’est aussi mon histoire. Ma famille cellulaire, désarticulée, déracinée, était tout simplement typique du lieu et du moment. Plus que nous le réalisions nous-mêmes, nous faisions partie d’un mouvement humain. Nous y occupions une place. Ma tribu se souvient des origines de ce village et de la prairie environnante; elle se souviendra de ce qu’elle en a fait Si je suis indigène de quelque part, c’est de là.
STEGNER, Wallace. “The Question Mark in the Circle.” Wolf Willow: A History, a Story, and a Memory of the Last Plains Frontier (1962), New York: Penguin, 1990: 3-20.